Entre onirisme et traumatisme : le jeu vidéo dans le travail clinique avec les adultes.

INTRODUCTION

Depuis plusieurs décennies maintenant, des cliniciens proposent à leurs jeunes patients des supports pour s’exprimer et ainsi favoriser leur parole. Souvent stigmatisés de façon réductrice et simpliste, les jeux vidéo semblent pourtant n’être qu’une version moderne, contemporaine, de cette activité créatrice dont Montaigne indiquait déjà au 16ème siècle qu’elle était chez les enfants à considérer «comme leurs plus sérieuses actions»1.

D’une façon générale, en clinique infanto-juvénile, lorsque le fantasme n’apparaît pas suffisamment établi, l’enveloppe du jeu vidéo peut permettre d’accueillir l’innommable (par exemple, une émergence pulsionnelle, le surgissement d’une angoisse, la rencontre avec un réel traumatique) et de le traiter verbalement dans et par une fiction, faisant office de prothèse imaginaire ou de suppléance. Ainsi, l’articulation des différents registres via la parole (ré)introduit un peu de semblant, un peu de jeu (écart), pour apprivoiser ou alléger ce qui a fait effraction.

S’il est donc de plus en plus admis que les jeux vidéo, en tant que médiation, peuvent nous permettre de mieux comprendre les enfants et adolescents d’aujourd’hui, leur utilisation en clinique adulte s’avère être également un outil précieux. C’est ce que nous allons développer dans cet article, d’autant plus que les publications dans ce domaine restent très rares.

Dans un premier temps, nous présenterons le jeu indépendant GRIS en raison de son originalité et de son potentiel évocateur. GRIS fait partie, selon nous, des fameuses « pépites » alternatives face aux grands blockbusters. Et, dans un second temps, nous nous appuierons sur un cas clinique, volontairement tronqué par respect de la confidentialité, afin de mettre en évidence l’intérêt et la pertinence d’une telle pratique.

1) Allégorie d’une introspection

Il s’agit d’un jeu de plate-forme en 2D, disponible sur consoles, PC et tablettes, dans lequel le joueur est invité à explorer un univers surréaliste tout en résolvant des énigmes afin de permettre à une jeune fille prénommée Gris de retrouver sa voix et les couleurs de son monde, après être tombée de façon vertigineuse d’une statue qui s’est effondrée.

Pour restaurer la vie, par son chant notamment, Gris devra surmonter ses démons intérieurs et apaiser le traumatisme inaugural grâce à une quête poétique, qui n’est pas sans rappeler les créations de Hayao Miyazaki ou de Michel Ocelot.

La dimension éminemment artistique de ce jeu atypique, donnant l’impression d’être dessiné à la main, est renforcée par une sublime bande-son originale, tout en émotions, composée par le groupe barcelonais Berlinist. La musique sert avec pertinence et intensité la trame narrative imaginée par le peintre espagnol Conrad Roset.

De nombreux journalistes spécialisés ont salué ce voyage onirique subtil en y voyant une métaphore possible du concept de résilience. Pour J. Foussereau, « on déambule dans un monde pour le percer à jour et se rendre compte qu’il est l’extériorisation des tourments de celle qu’on dirige »((FOUSSEREAU J. (2019), Gris, Magnifique toile de maître interactive, Télérama (article en ligne))). Céline, une jeune patiente de 10 ans, avait quant à elle déclaré au cours d’une séquence de jeu : « C’est un peu comme si on aidait Gris à sortir de son cauchemar ».

Concernant le gameplay, la prise en main est relativement simple pour faire avancer Gris et franchir des obstacles : sauter, courir, nager, trouver des passages. Les règles se découvrent au fur et à mesure. Il n’y a pas de point de vie, on ne meurt pas, et il n’y a pas vraiment d’ennemis à combattre. A chacun des cinq niveaux sont associés une couleur à libérer et une capacité à acquérir. L’exploration en sera modifiée : accéder à de nouvelles zones ou interagir autrement avec l’environnement deviendra alors possible.

L’histoire de cette jeune fille aux cheveux bleus, frêle et filiforme, vêtue d’une cape noire, demeure implicite, tout au plus suggérée. Il n’y a aucune indication écrite, pas de dialogues. Chaque joueur pourra donc projeter librement « son désir le plus profond »((ROWLING J. K. (1998), Harry Potter à l’école des sorciers, Folio Junior, Gallimard Jeunesse, 2017, p.219)) et le voir à l’écran, comme face au miroir du Risèd dans la saga Harry Potter.

 

GRIS est un jeu tout public. Néanmoins, certains joueurs peuvent se montrer réfractaires à la désolation et à l’ambiance en noir et blanc très minérale du départ. En fait, plus on avance dans les niveaux, plus les décors deviennent colorés (façon pastels), fournis et lumineux. Des phases véritablement contemplatives alternent avec des phases beaucoup plus stressantes.

 

 

Sur un plan plus cognitif, GRIS offre également la possibilité d’aborder le rapport aux apprentissages au sens large, étant donné que le jeu va confronter le joueur à une difficulté progressive, voire à l’échec. Par conséquent, les défis mobiliseront les capacités de réflexion, de liaison, d’organisation de la pensée ainsi que la capacité à attendre ou à différer.

 

2) Traumatisme et perlaboration

 

Monsieur R, la quarantaine, a pris rendez-vous, après le troisième confinement au printemps 2021, en raison d’un syndrome anxio-dépressif et des reproches de sa femme relatifs au temps important qu’il passe le soir à jouer plutôt que de l’aider dans les tâches familiales. En fait, Monsieur R est entré en contact avec nous car il avait eu connaissance de deux interviews parues dans la presse locale, l’une consacrée aux effets psychologiques de la pandémie2 et l’autre centrée sur l’utilisation des jeux vidéo dans le soin3.

 

 

Monsieur R est apparu d’emblée très défendu, presque méfiant. Lors du premier entretien, toute question pour relancer sa parole pouvait être vécue comme intrusive. Néanmoins, nous apprendrons en tendant l’oreille à sa pratique vidéo-ludique qu’il s’adonne au jeu d’action-aventure God of War.

Dans cette immersion cathartique, par le biais de l’avatar paternel Kratos, secondé par son fils Atreus, Monsieur R tranche à la hache le crâne de monstres ennemis, ce qui lui procure du répit psychique (pendant ce temps, il ne pense plus à rien d’autre). Au fil des séances, Monsieur R a repéré la fonction que ce jeu avait pour lui. Ayant reçu comme un coup de massue sur la tête l’annonce d’un diagnostic de maladie dégénérative pour son jeune fils, Monsieur R tentait de trouver, comme le dirait Yann Leroux, un « dérivatif »4 à son angoisse en jouant à sauver/soigner Atreus d’un mal létal.

Dans le contexte actuel de la covid 19, il est important de noter que les confinements et couvre-feu successifs ont empêché Monsieur R de poursuivre les activités sportives qui lui permettaient « de se vider la tête ». Lors de ses insomnies, Monsieur R jouait également dans son lit sur son téléphone, comme pour faire diversion, pour faire écran à des cauchemars dont il ne pouvait absolument pas faire part.

Dans sa célèbre nouvelle, Le joueur d’échecs, S. Sweig explique comment le Dr B. réussit, en rejouant virtuellement des parties de grands maîtres, à conjurer la torture psychique générée par un enferment « dans un vide absolu »((SWEIG S. (1943), Le joueur d’échecs, Pocket, 2018, p.44)). D’une autre manière, Marie Lenormand postule que le jeu, au sens générique du terme, peut avoir pour fonction de faire barrage à un envahissement, de « border un réel qui résiste à la symbolisation »5, de le « tamiser » en quelque sorte.

Sachant que nous utilisions certains jeux vidéo dans notre travail clinique avec des enfants et adolescents en institution, Monsieur R nous a demandé un jour au cours d’une séance si nous pouvions lui recommander un jeu différent de ce qu’il avait l’habitude d’acheter. Nous lui avons alors présenté le matériel vidéo-ludique que nous proposions à nos jeunes patients dans le but de catalyser l’établissement d’un transfert et de soutenir leur verbalisation.

Par curiosité, son choix s’est arrêté sur le jeu GRIS, qu’il téléchargera le soir même. Lors de la séance suivante, particulièrement prolifique et féconde, Monsieur R dira qu’il est « bloqué » dans sa progression mais surtout que l’ambiance dysphorique du jeu a créé un intense malaise en lui.

Monsieur R nous adressera alors sous transfert le reproche d’avoir été obligé de regarder sur son écran de jeu une créature aquatique répugnante*, ce qui aurait déclenché par induction des cauchemars très spécifiques. Fait surprenant de prime abord quand on sait que Monsieur R est coutumier des affrontements avec des monstres en tout genres.

Ce phénomène n’est pas sans rappeler ce qu’Oscar Wilde a décrit au sujet de Dorian Gray, à savoir que le portrait peint, en tant que «miroir de son âme»((WILDE O. (1890), Le Portrait de Dorian Gray, Le Livre de Poche, 2020, p274)), lui renvoie avec horreur ce qu’il ne peut aborder et reconnaître en lui.

Grâce au support figuratif du jeu vidéo qui apporte contenu et contenant, et en s’appuyant dessus, Monsieur R a accepté au fur et à mesure de parler de sa vie onirique très angoissante. Ainsi, ce patient a pu témoigner de sa souffrance auparavant inaccessible.

 

 

 

Les innombrables chutes présentes dans le jeu GRIS ont réactivé en écho les violences physiques et psychologiques que Monsieur R a subies durant l’enfance. Par ailleurs, la murène noire* qui surgit dans le jeu de manière hostile a été associée par Monsieur R à un prédateur sexuel, à l’instar de son agresseur incestueux qui le bloquait pour commettre ses attouchements.

Qui plus est, les images du jeu ont également ouvert la question de la différence des sexes. Monsieur R est parvenu à aborder ses doutes quant à ses identifications. Incarner un personnage féminin pourchassé par un monstre phallique est venu raviver une position passive insupportable.

Quant à la scène d’ouverture, cinématique durant laquelle la statue soutenant Gris se désagrège, elle a été appréhendée par Monsieur R comme une faute de la part de Gris, laissant entrevoir tout le poids de la culpabilité ainsi projetée.

 

 

Concernant la musique du jeu, Monsieur R s’est autorisé à dire que, spécifiquement quand il jouait à GRIS, il coupait le son, pour éviter d’être touché et que des souvenirs d’enfance très chargés négativement ne remontent. En fait, la musique de GRIS avait réveillé des scènes de vocifération maternelle liées à l’apprentissage du violoncelle (instrument mis en avant dans la bande-son). Le témoignage de Monsieur R confirme que la musique nous affecte en tant qu’elle peut véhiculer non seulement une signification personnelle mais encore des signifiants très particuliers.

Cette vignette clinique nous amène à formuler l’hypothèse que le canevas d’un jeu vidéo peut permettre de retrouver la mémoire traumatique, c’est-à-dire rendre accessible sous une forme digérée un événement violent et hors-sens resté jusque-là inassimilable par le sujet. Freud((FREUD S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Payot, 2002, p60-61)), quant à lui, a précisé que par le jeu, le sujet tentait d’être acteur, de reprendre le contrôle sur une situation déplaisante qui l’a impressionné. Répéter la scène serait un moyen de s’approprier l’événement, de symboliser ce qui s’est passé, en d’autres termes de le métaboliser psychiquement.

Dans une leçon du 19 mai 1965 du Séminaire XII (Les problèmes cruciaux de la psychanalyse 1964), Lacan indique que «le jeu encapuchonne le risque». Cette conception semble s’illustrer cliniquement par le fait que Monsieur R a pu approcher verbalement sans danger son vécu traumatique jusque-là impensable. Jouer à un jeu vidéo produirait une sorte d’abaissement des résistances et des défenses du sujet (en le plaçant dans une sorte d’état transitionnel). D’ailleurs, souvent, les patients abordent au détour d’une partie des thèmes qu’ils ne se seraient pas forcément autorisés à évoquer autrement.

 

CONCLUSION

L’expérience de jeu avec GRIS a donc été un préalable facilitateur au travail d’intégration  qui a consisté à passer par l’imaginaire pour traiter l’irreprésentable. En termes freudiens, il s’agit de partir des représentations de choses pour accéder aux représentations de mots. Cette expérience vidéo-ludique, à l’écho très personnel, a servi de pré-texte. Un espace pour penser est devenu possible par la suite, non sans effets thérapeutiques pour Monsieur R. Non seulement il s’est apaisé mais de surcroît il s’est aperçu avec étonnement qu’il avait réduit son usage du numérique.

De par sa puissance évocatrice, GRIS est un jeu particulièrement intéressant à utiliser dans un travail clinique. En fonction de la résonance psychique propre à chaque joueur, GRIS pourra par induction susciter certains affects, certaines représentations, ou bien encore réactiver telle ou telle souffrance, puisque « l’interprétation » des images (et de la musique) reste d’une grande liberté, même si le créateur du jeu a eu la volonté de représenter les  cinq grandes étapes du deuil.

 

 

A l’instar des épreuves projectives, chaque joueur réagira donc différemment aux sollicitations latentes du jeu. Par conséquent, la façon de jouer reflétera des éléments de la personnalité du joueur, adressés sous transfert plus ou moins inconsciemment, dans le cadre d’une attention conjointe.
Autrement dit, l’espace intermédiaire du jeu facilitera l’expression de la problématique personnelle du joueur bien au-delà de la dimension mélancolique de départ. En effet, GRIS se présente potentiellement comme une sorte de réservoir imaginaire dans lequel le patient pourra puiser pour embrayer sa parole sur des thématiques variées : perte/séparation, abandon, destruction, mort, régression, relations précoces, identifications, etc.

 

Finalement, par le truchement d’une création vidéo-ludique, appliquée en qualité de filtre, il nous est apparu, tant avec des enfants que des adultes, souvent en panne de représentations, qu’il devenait possible d’attraper le réel de l’angoisse par une opération imaginaire.

 

  1. MONTAIGNE M. (1580), Essais, Livre I, chapitre XXIII, Livre de poche, 1965, p.144 []
  2. https://actu.fr/normandie/saint-hilaire-du-harcouet_50484/manche-oui-le-confinement-cree-ou-augmente-l-anxiete-julien-pierre-psychologue_38023291.html []
  3. https://actu.fr/normandie/avranches_50025/ce-psychologue-soigne-les-jeunes-en-souffrance-avec-des-jeux-videos_39156154.html []
  4. LEROUX Y. (2012), Les jeux vidéo, ça rend pas idiot !, Collection Stimulo, Editions FYP, p.76 []
  5. LENORMAND M. (2012), Le jeu et les jeux dans la clinique de l’enfant,Le Journal des psychologues n°299, p.37 []

À propos Julien PIERRE

psychologue clinicien d'orientation psychanalytique

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